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Dans le mystère du Bordelais avec Ixchel Delaporte

« Ce que j’aime dans le journalisme, c’est ce travail de mise en lumière de personnes qui ne savent pas comment avoir accès aux médias, comment s’exprimer auprès des médias et qui de fait n’intéressent pas trop les médias non plus. »

25 octobre 2019

Ixchel Delaporte

Photo de Ixchel Delaporte – Crédit : Olivier Coret

Pendant deux ans, la journaliste Ixchel Delaporte a enquêté dans « le couloir de la pauvreté » du Bordelais. Elle en a tiré un livre, Les Raisins de la misère, dans lequel elle dénonce les conditions de travail de la main d’œuvre sur les exploitations viticoles. Les ouvriers saisonniers y sont maintenus dans une grande précarité à laquelle se greffent entre autres logements insalubres, maladies professionnelles et impact des pesticides. Tout cela au contact des très grandes richesses générées par des domaines qui promeuvent l’image plus vendeuse d’un splendide patrimoine, d’un beau terroir et d’un œnotourisme toujours plus luxueux.

Ce travail d’enquête essentiel vient d’être nominé pour le prix Albert Londres 2019 dans la catégorie « Prix du livre ». Ixchel a accepté de nous parler de la réalité vécue par ces saisonniers précaires dont le travail est pourtant nécessaire à la production des grands crus classés du Bordelais, mais aussi plus largement de ce que le journalisme représente pour elle.

Ixchel, dans Les Raisins de la misère, tu donnes à voir la face cachée des grands crus classés du Bordelais. Comment as-tu eu l’idée d’enquêter sur « le couloir de la pauvreté » de la Gironde ?

J’étais journaliste à L’Humanité et je suivais les questions de pauvreté, après avoir travaillé plusieurs années sur les quartiers populaires. En faisant un travail de recherche, je suis tombée un peu par hasard sur la note 194 de l’INSEE dans laquelle il était fait mention d’un couloir de la pauvreté très bien délimité par les données de la CAF et de la MSA. Il débute dans le Haut Médoc, descend le long de la Gironde, et passe sur la rive droite de l’estuaire à la hauteur de Blaye. Il embrasse ensuite le Libournais, le Sauternais et le Langonais, avant de terminer sa course et de se refermer à Agen et Villeneuve-sur-Lot. J’ai trouvé très étonnant qu’il y ait, dans une certaine zone très précise de 150 kilomètres de long, plus de personnes en situation de pauvreté, de retraités pauvres, de familles monoparentales pauvres, de travailleurs et de saisonniers précaires. J’ai eu envie de voir qui se cachait derrière ces statistiques et de donner un visage à cette pauvreté.

J’y suis allée une première fois en reportage et j’ai découvert des profils assez variés de personnes vivant dans des situations très précaires avec des logements pas toujours aux normes et aussi beaucoup de personnes immigrées. Et en étant sur place il était impossible de ne pas voir que j’étais au milieu des vignes, que tout cela était lié à la question de la saisonnalité, à la question des châteaux. Au fur et à mesure, en parlant avec les gens, je me suis rendu compte que le sujet de la vigne venait tout seul, que les gens l’abordaient en parlant par exemple de leurs proches ayant travaillé dans la vigne et ayant souffert de maladies professionnelles, de cancers. Petit à petit, un certain nombre de données sont donc venues s’ajouter à cette histoire de couloir de la pauvreté.

Pendant que je faisais ce sujet, j’étais assez impressionnée par le décalage entre les châteaux et cette pauvreté. Et deux ans après je me suis dit que ça n’était peut-être pas un hasard, que la carte du Bordelais, des grands châteaux, pouvait peut-être se superposer à la carte de la pauvreté. A partir de cette hypothèse qui a initié mon travail d’enquête, je suis repartie plusieurs mois dans la région pour essayer de comprendre le mécanisme. Y avait-il des liens entre les deux ? D’où venaient ces liens ? Y avait-il des raisons historiques derrière tout ça ? Quelles étaient les interactions sur place ?

Tu es tombée par hasard sur cette note de l’INSEE, tu connaissais peu la région, mais les journalistes locaux auraient pu être sensibles au taux élevé de saisonniers faiblement rémunérés, à l’exode urbain de foyers modestes venus de Bordeaux, aux appartements insalubres, au trafic de drogue… Pourquoi ce sujet n’avait-il pas ou peu été traité ? Pourquoi cette chape de plomb ?

Quand le livre est sorti, beaucoup de journalistes locaux m’ont contactée en me disant ne pas comprendre pourquoi ils n’avaient pas traité un sujet qui était sous leurs yeux.  Une fois que j’ai commencé à travailler sur ce dossier, une fois que je me suis interrogée sur cette double carte, cette coexistence de tant de pauvreté et de tant de richesse, ça m’a semblé évident. Mais je crois que c’est extrêmement compliqué quand on est sur place d’avoir le recul nécessaire pour faire ce lien. Quand j’arrivais, les gens me disaient que personne n’osait le dire, parce que ça salissait l’image œnotouristique de luxe qui est véhiculée. Les travailleurs avaient conscience d’être sous-payés mais ils me disaient : « Si on critique notre outil de travail, comment on mange après ? Qu’est-ce qu’on fait ? »
Il y avait donc quelque chose de l’ordre d’une omerta concertée, même au sein des journalistes. Il y avait une difficulté à critiquer ce qui représente la face vertueuse du Bordelais. Ça semblait malvenu. Et quand le livre est sorti, ils étaient gênés de ne pas avoir vu tout ça. Depuis, plusieurs articles sont sortis sur les marchands de sommeil, les logements insalubres, les sujets sociaux, sociétaux.

Les propriétaires des grands vignobles ont-ils essayé de te mettre des bâtons dans les roues ?

Non, pas du tout. Ils ont juste refusé de me parler. C’était impossible d’accéder à eux ou alors il fallait que je trouve des stratagèmes. Je l’ai fait parfois, parce que sinon je n’aurais pas pu leur parler du tout et savoir ce qu’ils avaient en tête. C’est ce que j’ai fait quand je suis allée dans un château appartenant à la Financière Immobilière de Bordeaux qu’ils veulent transformer en un petit Trianon. Je ne pouvais pas leur dire que je m’intéressais aux liens entre la pauvreté et ce château situé à quelques kilomètres de Saint-Émilion parce qu’ils ne m’auraient pas accueillie et se seraient braqués.

« Ce qui m’intéressait le plus c’était de montrer la face cachée du Bordelais, les petites gens, les ouvriers viticoles. »

En règle générale, je disais que j’écrivais un livre et les propriétaires de châteaux ne voulaient pas me répondre, alors que j’aurais été accueillie à bras ouverts si j’étais venue en tant que journaliste du Figaro Magazine pour un sujet sur l’œnotourisme. Mais ce qui m’intéressait le plus de toute façon c’était de montrer la face cachée du Bordelais, les petites gens, les ouvriers viticoles.

Qui sont ces travailleurs saisonniers du Bordelais ? Combien sont-ils ?

La saisonnalité est un angle mort en France, y compris dans le Bordelais. On ne sait pas combien il y a de saisonniers parce qu’il n’y a pas de données chiffrées. Il y a la MSA évidemment, la Mutualité Sociale Agricole, qui a une comptabilisation des travailleurs saisonniers, mais elle ne prend en compte le travail au noir et les prestataires de service qui sont apparus il y a une quinzaine d’années et fournissent de la main d’œuvre aux châteaux. Les saisonniers détachés et les migrants qui viennent de manière illégale ne sont pas comptabilisés non plus. Beaucoup de gens ne sont pas dans les radars des statistiques et le principe des saisonniers c’est qu’ils vont et viennent. Je pense donc que le couloir de la pauvreté est bien plus important que ce qu’en disent les chiffres de l’INSEE et il est très difficile pour ces travailleurs saisonniers d’avoir accès à leurs droits. Un jeune Marocain, qui ne parle pas français et qui passe via un prestataire de services qui l’a fait venir, ne sera pas accompagné s’il a un très grave accident. Il sera pris en charge par nécessité à l’hôpital mais il n’aura par la suite ni prise en charge médicale, ni remboursement de soins.

« Dans un monde un peu plus droit, un peu plus équitable, on se dirait que puisqu’on a absolument besoin de cette main d’œuvre, on va essayer de la protéger. »

Ce système fragilise des gens qui arrivent déjà en situation de fragilité, ce qui est déjà très grave, mais en plus ces gens-là sont indispensables. Je ne suis pas sûre que les châteaux pourraient tourner sans eux, qu’ils parviendraient à sortir leur millésime chaque année. C’est très paradoxal de vouloir maintenir une situation précaire pour faire des économies de masse salariale sur ces travailleurs-là et d’en avoir pourtant absolument besoin. Dans un monde un peu plus droit, un peu plus équitable, on se dirait que puisqu’on a besoin de cette main d’œuvre, puisque d’ailleurs on en manque, on va essayer de proposer de bonnes conditions d’accueil, de donner aux salariés des habits de protection, de les protéger des produits chimiques, d’installer des douches… Les saisonniers viticoles font partie de ces métiers exposés de toute part. C’est un travail très dur, mal rémunéré, il y a la question des intrants chimiques et des maladies professionnelles, il faut avoir une voiture pour pouvoir se rendre dans ces châteaux… Cet ensemble de choses rend assez insupportable le fait de voir les travailleurs saisonniers vivre dans des conditions déplorables.

Cette problématique de l’exploitation des travailleurs saisonniers existe aussi dans d’autres régions en France. Quelle est la spécificité du Bordelais ?

Il y a des saisonniers partout où il y a de l’arboriculture, de l’agriculture, de la viticulture. Il y a des conditions d’accueil difficiles partout, il y a de plus en plus de prestataires aussi dans d’autres régions, mais l’écart entre la très grande pauvreté et la très grande richesse n’existe que dans le Bordelais. C’est ce qui m’a poussée à aller là-bas car j’étais interloquée par ce grand écart sur un si petit territoire où tant de gens mettent en valeur l’histoire, le terroir, l’œnotourisme. Ça me semble être un problème qu’on ne veuille montrer que cette face très précieuse, très belle, très attirante, en faisant croire que tout est beau, clinquant et idyllique dans un territoire si bien doté.

« La force de travail qui permet de créer ce luxe, on ne veut pas la voir, on voudrait qu’elle soit invisible. Mais ça n’est pas possible. Et en arriver à ce degré-là de négation, il n’y a que dans le Bordelais que j’ai vu ça. »

Je ne vois pas ce qu’ils ont à cacher, pourquoi c’est si difficile d’accepter que oui il y a de la précarité et que oui il serait possible d’avoir un minimum de ruissellement par rapport aux milliards d’euros qui sortent du Bordelais. Quel est le problème ? Pourquoi est-ce si difficile d’avoir un examen clinique et factuel de la situation territoriale, du maillage sociétal, social ? Pourquoi est-ce si difficile pour eux de reconnaître ça ? Parce que la pauvreté n’est pas glamour, parce que ça ne fait pas rêver le touriste allemand, italien, anglais, américain qui vient à Saint Émilion et qui veut juste voir ce qu’on va lui montrer, les restaurants, les beaux chais très modernes et luxueux, avec des œuvres d’art contemporaines dans le jardin au milieu des vignes. Mais le reste, la force de travail qui permet de créer ce luxe, on ne veut pas la voir, on voudrait qu’elle soit invisible. Mais ça n’est pas possible. Et en arriver à ce degré-là de négation, il n’y a que dans le Bordelais que j’ai vu ça.

Tu viens d’être nommée pour le prix Albert Londres, en reconnaissance de ton travail d’investigation. Sur quoi travailles-tu en ce moment ? De quoi parlera ton prochain livre ?

Je ne peux pas encore en parler mais je suis en train d’écrire un deuxième livre. Il s’agit d’une enquête plutôt sociétale qui n’a rien à voir avec le Bordelais, mais qui concerne aussi un sujet extrêmement délicat et sensible. Ce livre paraîtra en mars prochain chez le même éditeur, au Rouergue.

Qui sont tes figures tutélaires, les journalistes dont le travail t’inspire ?

J’aime beaucoup Florence Aubenas. J’avais été très touchée par ce travail courageux et audacieux dans lequel elle se faisait passer pour une femme de ménage, éprouvant elle-même ce statut qui est très difficile et très précaire. Comme elle, j’ai cette volonté de rendre visibles ceux qui ne le sont pas, d’essayer de comprendre comment vivent la majorité des gens. Le mouvement des gilets jaunes est sorti presque en même temps que mon livre et il se trouve que les gilets jaunes ce sont les gens dont je parle. Dans le Bordelais, on ne se révolte pas, il n’y a jamais de grève, jamais de manifestation. Et la plupart des gens qui allaient manifester à Bordeaux c’était eux, ces gens qui se sentent oubliés, qui votent extrême parce qu’ils ne sont pas entendus, parce qu’ils triment en silence et maintiennent à peine la tête hors de l’eau. Ce que j’aime dans le journalisme, c’est ce travail de mise en lumière de personnes qui ne savent pas comment avoir accès aux médias, comment s’exprimer auprès des médias et qui de fait n’intéressent pas trop les médias non plus. On a tout d’un coup découvert qu’il y avait plein de gens qui cumulaient plusieurs boulots, qui vivaient de mi-temps, de quart temps, une espèce de France prolétaire, une masse de gens qui travaille mais ne vit pas de son travail. Tout ça me touche beaucoup et c’est vrai que le travail de Florence Aubenas est en ce sens précurseur car elle montre ces gens à qui on ne donne jamais la parole.

Beaucoup de gens ont été touchés par mon livre parce qu’ils se sont reconnus dans l’un ou l’autre des personnages. Et depuis il y a eu une prise de conscience, des journalistes ont écrit des articles sur la précarité des saisonniers et sur la question des pesticides. On s’interroge enfin sur ce que ça veut dire de vivre à côté d’un champ de vignes et de se prendre des intrants plusieurs fois par an, sur l’excès de cancers pédiatriques et de cancers tout court dans ces zones-là, sur des choses dont on ne voulait pas parler, des choses qui étaient tabou, parce que ça n’est pas vendeur du tout de venir parler de cancer à côté d’une belle bouteille de vin, que ça grève le business. Mais il y a des gens qui vivent là-bas, qui travaillent là-bas, et on ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas. Je pense aussi sur ce sujet au travail d’Élise Lucet qui avait réalisé un très bon « Cash Investigation » sur les pesticides.

Je pourrais aussi parler d’Albert Londres dont la lecture a été très forte pour moi, parce qu’il allait au cœur d’endroits où on ne l’attendait pas et où personne n’avait vraiment envie qu’il aille. Son travail est exemplaire car il montrait des choses en étant dedans. Et s’il n’y a pas d’immersion, on ne peut pas entrer dans la réalité de ce que vivent les gens. Et les gens sont d’accord pour parler, à condition que ce ne soit pas en cinq minutes au coin d’une table. Il faut prendre le temps, il faut leur donner confiance. Et cette relation humaine, cette grande proximité avec les gens, le fait d’être très proche, d’être avec eux, c’est quand vous arrivez à faire ça que vous touchez à quelque chose de vrai. Vous vous approchez de leur vérité. Ce n’est pas la vérité car la vérité n’existe pas, mais c’est leur vérité. Et arriver à la sentir, à la restituer, c’est ce qui pour moi est intéressant dans le journalisme. Après il y a tout le reste, tout le travail d’enquête, de chiffres, de mise en lien avec la question des lobbies, avec l’Assemblée, et c’est là que ça prend sens. Mais si vous n’avez pas accès aux personnes qui vivent en direct ce que vous êtes en train de dénoncer, ça ne peut pas fonctionner. C’est pour cela que je suis très admirative du travail d’Albert Londres et aussi de celui d’Émile Zola parce qu’il faisait un travail d’enquête incroyable pour écrire ce qu’il écrivait. C’est un exemple suprême. C’est un génie d’avoir senti et saisi ce qui se passait dans son temps. Albert Londres et Émile Zola sont donc vraiment des socles pour moi.

Ixchel Delaporte

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