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Axelle Jah Njiké, dans l’intimité des femmes noires

"Rien ne s’avèrera pérenne en manière d’émancipation et d’égalité tant qu’il ne s’agira pas d’abord d’un héritage entre les mères et les filles."

13 septembre 2019

Axelle Jah Njiké

Crédit : Olivier Ezratty / Quelques Femmes du Numérique

Féministe païenne, Axelle Jah Njiké milite « pour le droit des femmes à disposer de leur sexe au sens propre comme au figuré ». Auteure, créatrice du blog Parlons plaisir féminin et du Podcast « Me My Sexe and I ® » qui invite des femmes noires à raconter leur parcours personnel et intime, elle travaille autour de l’intimité, de la transmission intergénérationnelle et de la libération de la parole. Si l’émotion est palpable lorsqu’elle évoque les traumatismes liés à sa propre histoire, on sent aussi beaucoup de joie quand on échange avec Axelle. Une joie qu’elle revendique en militant pour l’accès de toutes les femmes au plaisir aux côtés du GAMS, le Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles féminines. Une joie que j’ai ressentie en l’écoutant me raconter son parcours, ses combats, ses projets et ses figures féminines tutélaires.

Axelle Jah Njiké

Axelle, tu as créé en 2015 le blog « Parlons plaisir féminin » pour partager des textes et des vidéos traitant de la sexualité. Tu as également écrit une nouvelle parue dans l’ouvrage collectif Volcaniques : une anthologie du plaisir. D’où te vient cet intérêt pour l’intime et la littérature érotique ?

C’est un intérêt qui est lié à mon parcours personnel. Je suis franco-camerounaise. Mes parents, Madeleine et François, sont tous les deux descendants d’une dynastie, celle des chefs supérieurs de Bangangté, dans la province de l’Ouest du Cameroun habitée par les Bamiléké. Je suis arrivée en France quand j’avais 6 ans et j’ai été confiée à la tutelle des deux premiers enfants de ma mère, des fils nés d’une union forcée quand elle avait tout juste 12 ans. Les choses ne se sont pas très bien passées et je me suis enfuie à l’âge de 17 ans du foyer du cadet avec lequel je vivais jusqu’alors. Ensuite je me suis mariée à 19 ans, je suis devenue maman à 20 ans, j’ai divorcé à 25 ans et quasiment au même moment j’ai découvert la vérité sur ma filiation. Je pensais avoir le même père que les fils de ma mère et il s’est avéré que ça n’était pas le cas. Passée la colère de découvrir qu’on m’avait menti pendant si longtemps et ravi tout un pan de mon histoire personnelle et familiale, j’ai fini par retourner au Cameroun deux ans après cette révélation. C’était la première fois que je revenais depuis mon départ et que je revoyais ma mère. J’y suis allée avec ma fille pour qu’elle fasse la connaissance de mon père et assiste à ces retrouvailles. Mon père est mort deux ans après cette visite, en 2000, dans un accident de voiture, et j’ai mis beaucoup de temps à m’en remettre. En 2012, c’est ma mère qui a tiré sa révérence. Et c’est avec son décès et grâce à tout ce que j’étais parvenue à glaner entre-temps de son récit à elle, de leur histoire à tous les deux et sur notre famille à tous les trois, que j’ai vraiment commencé à travailler sur l’intime, sur la transmission, sur le rapport au sexe et au corps, celui dont on hérite, celui que l’on construit et ce que nous léguons à notre tour.

Tu as poursuivi ce travail sur l’intime en créant le Podcast « Me My Sexe and I® » en 2018 dans lequel tu as donné la parole à des femmes noires qui racontent leur parcours personnel et intime. Cette démarche était une première puisque les communautés noires sont des communautés au sein desquelles on parle peu de soi. En quoi ce podcast a-t-il permis de donner une dimension collective et donc politique à ces récits de l’intime ?

J’ai le sentiment d’avoir contribué à un récit commun qui élargit le champ des protagonistes et des voix qu’on a l’habitude d’entendre. Et ce podcast c’est aussi la conversation que je n’ai pas eue avec ma mère sur la femme, la jeune fille et la fillette qu’elle a été. J’espère que « Me My Sexe and I® » touche les gens là où il y a quelque chose qui lie, qu’il est vu et perçu comme un outil par toutes les femmes en comblant un manque dans l’espace médiatique francophone puisque les récits personnels et intimes de femmes noires étaient totalement absents. J’espère avoir réussi à ouvrir la conversation sur ces sujets-là.

Y aura-t-il une deuxième saison ?

Je voudrais faire une deuxième saison mais c’est compliqué car je n’y suis pas allée avec le dos de la cuillère au niveau des thématiques (rires). Les annonceurs afro auxquels j’ai eu à faire dans un premier temps ont eu peur de se mettre à dos les communautés en les choquant avec certains des sujets abordés. On a donc encore un long chemin à faire, sachant qu’il y a des thématiques que je n’ai pas abordées dans la première saison que je veux absolument aborder dans la deuxième… Mais je suis en train de chercher d’autres annonceurs en montrant que le podcast n’est pas communautaire et est susceptible d’intéresser toutes les femmes. Je ne vais pas m’arrêter en si bonne voie !

Axelle Jah Njiké

Me My Sexe and I® – Le podcast

Comme tu l’expliques sur ton blog, le choix de ton pseudo « Me My Sexe and I® » est lié à un traumatisme sexuel que tu as vécu à l’âge de 11 ans. Tu écris : « J’ignorais alors (…) alors que le viol était la manière la plus banale de devenir femme, dans ma famille. Je découvrirai seulement des années plus tard, en rassemblant les éléments de mon histoire personnelle, que les femmes dans ma famille, pour la plupart mariées contre leur gré – à commencer par ma propre mère, s’étaient toutes ainsi vues dérober leur intimité corporelle. » Pour lutter contre les violences qui s’exercent à l’encontre des femmes, tu es administratrice du GAMS. Peux-tu nous parler un peu de cette fédération qui milite pour l’abolition des mutilations sexuelles féminines ?

La Fédération a été créée dans les années 1980 par des femmes africaines et des femmes blanches pour lutter contre ce qui se pratiquait à l’époque sur le sol français. Ce n’est plus le cas aujourd’hui puisqu’il n’y a plus d’excision sur le sol français depuis plus d’une décennie. Des garde-fous ont été installés, en PMI par exemple où les organes génitaux des enfants sont systématiquement vérifiés. Malheureusement ça peut se produire l’été, quand les gamines – devenues adolescentes – rentrent au pays, et c’est la raison pour laquelle vous voyez des campagnes de sensibilisation avant le début de l’été. On ne peut pas intervenir sur le terrain mais les filles sont protégées à leur retour, elles peuvent entreprendre une action, demander une sanction légale. Les parents peuvent quand même être condamnés, même si ça se fait parfois dans leurs dos parce qu’une grand-mère ou un autre membre de la famille a décrété que l’enfant devait « devenir une femme, une vraie ».

Quand as-tu rejoint le GAMS ?

J’ai découvert ce sujet quand je suis arrivée en France à la fin des années 1970 en regardant une émission à la télévision. Une excision avait été filmée dans une cour. J’avais 8 ou 9 ans, mais c’est quelque chose qui s’est imprégné dans mon esprit. Et des années plus tard, en 1998, je suis tombée sur un ouvrage qui avait été mis en présentoir à la FNAC qui s’appelle Le jour où Kadi a perdu une partie de sa vie, un photoreportage de Kim Manresa publié chez Actes Sud. Je suis ressortie de là en larmes et en colère avec le livre dans la main. Il est toujours à la maison, je ne l’ai jamais lâché. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à me renseigner et j’ai très vite entendu parler du GAMS, et de l’histoire de sa création. J’ai assisté à des rendez-vous ouverts au public, mais discrètement. Puis en 2015, quand j’ai contribué à Volcaniques, une anthologie du plaisir, un ouvrage collectif autour du plaisir féminin, à une période où j’écrivais aussi pour une rubrique du Monde Afrique sur l’intimité des personnes noires, je suis allée frapper à la porte du GAMS en leur disant : « Servez-vous de moi pour votre cause, j’ai une visibilité médiatique qui pourrait vous être utile pour démocratiser ce sujet-là et j’ai envie de l’envisager sous l’angle du plaisir. Est-ce que je peux me permettre de faire ça ? ». Ces femmes, qui ont pour certaines 60 voire 70 ans, m’ont regardée en me disant : « Merci ma fille, tu as carte blanche, fonce, parce que nous on ne peut pas dire ça. » Il avait fallu qu’elles parlent de la santé pour obtenir ce qu’elles avaient obtenu, elles ne pouvaient pas parler du plaisir parce que ça aurait été se tirer une balle dans le pied, mais moi, appartenant à une nouvelle génération, je pouvais le faire. Et je me suis emparée du sujet sous cet angle-là, parce que pour moi le propos était de militer pour la joie d’être femme, pour le plaisir, pour la jouissance. C’est important de se mobiliser pour ce qu’on souhaite voir advenir et pas seulement contre.

« Pour moi le propos était de militer pour la joie d’être femme, pour le plaisir, pour la jouissance. C’est important de se mobiliser pour ce qu’on souhaite voir advenir et pas seulement contre. »

Je suis arrivée au bon moment pour que ce soit audible car le plaisir féminin est abordé dans plein d’autres sujets autour de l’émancipation féminine et des droits des femmes. Et l’excision n’est plus un sujet à la périphérie qui appartient aux petites africaines. Les gens ont enfin compris que cela concernait 200 millions de femmes dans le monde et que l’Afrique était juste le territoire sur lequel on avait le plus d‘informations. L’un des plus grands foyers de la pratique, c’est l’Indonésie. Et ça se pratique aussi en Colombie, en Inde, en Tchétchénie, dans toutes les cultures, dans toutes les confessions… Quand tu prends la mesure de l’ampleur de cette pratique, tu réalises qu’à un moment donné des hommes se sont dit que le fait que nous disposions d’un organe ne servant qu’à notre plaisir était problématique et qu’il fallait nous en priver. Il y a donc un véritable enjeu politique autour de la question du plaisir féminin. C’est pour cela que j’ai participé à la pétition lancée le 8 mars dernier pour que l’anatomie complète du clitoris soit mentionnée dans les manuels de SVT puisqu’aujourd’hui seul 1 manuel sur 8, celui des éditions Magnard, représente un clitoris correctement dessiné. On parle de l’éducation qui est prodiguée à nos enfants, que ce soit des filles ou des garçons, une éducation qui commence donc par une rupture d’égalité dans l’appréhension de leur anatomie.

Penses-tu que le fait qu’aujourd’hui on parle beaucoup plus de sexualité positive et de plaisir féminin ait un impact sur la vie intime des femmes issues des communautés noires ? As-tu le sentiment que les choses bougent, qu’il y a une plus grande appropriation de son corps, de son plaisir ?

Je ne peux que te répondre que je l’espère. Je n’ai pas de réponse ferme et définitive à apporter parce que c’est une thématique et un groupe dans lequel ces sujets-là sont peu étudiés. Je t’avoue que je rêve de faire un documentaire sur la révolution sexuelle des femmes noires. Dans un documentaire diffusé sur Arte sur la révolution sexuelle de manière générale, j’ai entendu l’écrivaine Loretta Ross dire que la révolution sexuelle des femmes noires n’avait toujours pas eu lieu. Je partage cet avis et, en entendant cette phrase, j’ai pensé que ce serait intéressant d’aller interroger celles qui aujourd’hui sont vocables sur ce sujet-là, que soit en Afrique, aux États-Unis ou en Europe.

Tu m’as parlé d’un été studieux… Quels sont les projets sur lesquels tu travailles en ce moment ?

Hormis dégotter des fonds pour le financement d’une saison 2 du podcast avec de nouveaux témoignages, et une saison 3 avec les hommes, je planche sur 2-3 autres contenus qui me tiennent à cœur toujours en lien avec les personnes noires. À titre perso, j’ai signé au printemps dernier, avec une prestigieuse agence littéraire anglaise pour un récit qui reviendra sur mon histoire et ma vision de l’émancipation, où la transmission occupe une grande place. Les conversations qu’on est en train d’avoir sur le corps, les fluides, les menstruations, ce sont des conversations que les féministes des années 1970 ont déjà eues et je pense que bien d’autres avant elles les ont eues également, peut-être même qu’elles n’étaient pas féministes parce que le mot n’existait pas pour elles. La seule nouveauté c’est que nous disposons d’outils dont elles ne disposaient pas et que nous pouvons en un clic, en un hashtag, déclencher un mouvement dans le monde entier. Mais cette technologie ne doit pas nous faire croire qu’on invente la poudre. Ce n’est pas le propos qui est neuf mais les moyens dont on dispose pour le diffuser.

« Lorsqu’on a une histoire comme la mienne, le plaisir est une question politique, l’instruction est une question politique, sans oublier des sujets comme le libre choix de son partenaire et celui de ses grossesses. »

Il faut en être conscientes, connaître notre histoire, et ça commence par connaître l’histoire de nos mères et de nos grands-mères. C’est fondamental, parce que si on ne peut pas l’ancrer là, on va continuer à se battre à l’extérieur pour que les choses subsistent et pour que nos filles en héritent. Je pense que si on veut abolir le patriarcat, il faut commencer par l’abolir dans la sexualité, mais aussi dans la transmission. Dans ce travers que nous avons à ne pas connaître notre propre histoire. Et ça débute par l’intime, la connaissance du vécu de nos propres mères et grands-mères. Rien ne s’avèrera pérenne en manière d’émancipation et d’égalité tant qu’il ne s’agira pas d’abord d’un héritage entre les mères et les filles. J’ai envie de parler de la façon dont ma mère a fait de moi une femme libre alors qu’elle était, elle, d’une époque où il n’était pas question d’épanouissement personnel ni de réalisation de soi, ce qui est encore valable pour plein de femmes sur cette planète. Comment lorsqu’on a une histoire comme la mienne, le plaisir est une question politique, l’instruction est une question politique, sans oublier des sujets comme le libre choix de son partenaire et celui de ses grossesses. C’est tous les sujets sur lesquels je travaille en ce moment, que je creuse, et que j’ai très envie de partager.

Axelle Jah Njiké

parlonsplaisirfeminin.com

Qui sont les femmes qui t’inspirent ?

J’ai déjà beaucoup parlé de ma mère mais c’est parce que pour moi le féminisme a un visage. Il a des traits, il a une voix avec un léger accent très chic difficile à identifier si tu ne connais pas ma langue maternelle. Ma mère a été la première à refuser le destin qui lui avait été assigné par son genre en ayant l’audace d’aller choisir un homme selon ses goûts et en poussant l’affront jusqu’à faire avec lui, de son plein gré, un enfant, en l’occurrence moi. Le féminisme pour moi ressemble donc à ma mère. Il ne ressemble ni à Simone, ni à Virginia, ni à Anaïs, ni à Maya, mais à cette femme noire absolument badass avant même que le mot ne soit inventé, une femme née dans un village au nord-ouest du Cameroun qui a un jour dit non à ce qui était écrit pour elle.

« Le féminisme pour moi ne ressemble ni à Simone, ni à Virginia, ni à Anaïs, ni à Maya, mais à cette femme noire absolument badass avant même que le mot ne soit inventé, une femme née dans un village au nord-ouest du Cameroun qui a un jour dit non à ce qui était écrit pour elle. »

Hormis elle, ma figure tutélaire c’est Maya Angelou, auteure, poétesse, activiste, mère, sœur, amie et maman virtuelle de chaque « Phenomenal Woman ». La première fois que j’ai lu son autobiographie, c’était la première fois que je lisais une agression semblable à celle dont j’avais été victime sur une enfant qui me ressemblait, qui avait la même couleur de peau que moi. Et c’est la première à avoir écrit une chose pareille. Ce jour-là, elle est devenue une vraie figure protectrice pour moi et plein d’autres aspects de sa vie m’ont touchée, comme son incroyable relation avec sa propre mère, Viviane Baxter, qui m’inspire aujourd’hui pour celle que j’ai avec ma propre fille. J’ai quand même été une meilleure mère de jeune enfant que ne l’a été la sienne, mais Viviane Baxter s’est avérée une très bonne mère de jeune adolescente et de femme. Il faut lire Lady B de Maya Angelou qui raconte toute sa relation à sa mère. C’est magnifique.

Quelle est ta couleur préférée ?

C’est le orange ! Depuis toujours. C’est une couleur qui m’a toujours apaisée et boostée. Je n’ai su que plus tard que c’était la combinaison réussie entre le rouge de la passion et le jaune de la joie. Et aujourd’hui, avec le recul, quand je vois le parcours qui est le mien et la manière dont j’appréhende les choses, je me dis qu’on ne choisit jamais rien par hasard. C’est une teinte que je trouve audacieuse, qui est provocante, qui est sensuelle aussi, qui est charnelle, mais qui a la particularité d’être spirituelle parce que c’est la teinte des moines bouddhistes, associée au chakra de la créativité et de la libération, de la transformation.

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Axelle Jah Njiké

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