29 janvier 2020
Crédit : Joanna Quélen
A mon arrivée dans le Morbihan, j’ai découvert grâce au bouche à oreille Le Comptoir d’Ici, une boutique en ligne sur laquelle on peut choisir et se faire livrer une fois par semaine des produits bio de grande qualité. Mathilde Jamier Videcoq, l’entrepreneuse à l’origine de ce projet, met à jour chaque semaine une sélection de produits variés provenant de plus de 30 producteurs bio (maraîcher, boulanger, crémier, charcutier, chocolatier…) et locaux (situés à 25 km maximum de Lorient). Le site m’a tout de suite plu, son ton joyeux, son logo coloré : c’est dans l’air du temps, simple et nature. J’ai décidé de rencontrer Mathilde, nous avons longuement discuté autour d’un thé et d’une tablette de la chocolatière Morbihannaise Lady Merveilles, quel délice… Mathilde est une Numéro Une au parcours riche et varié, une touche à tout qui fait bouger les choses pour l’environnement ainsi que son territoire. Elle nous donne envie de la suivre dans son enthousiasme pour les producteurs et les beaux produits.
Mathilde, tu as créé Le Comptoir d’Ici, une boutique en ligne qui propose les produits bio de 25 producteurs locaux. Peux-tu nous parler de ton parcours ? Comment et pourquoi as-tu décidé de développer ce projet à Lorient?
Je suis arrivée à Lorient en 2005 pour devenir secrétaire générale du Centre dramatique de Bretagne. J’ai quitté ce poste en 2012 mais je voulais rester à Lorient pour la qualité de vie. Comme il n’y avait pas beaucoup de structures dans lesquelles j’avais envie de travailler, je me suis dit que j’allais créer mon emploi. J’ai découvert Entreprendre au féminin Bretagne, qui m’a accompagnée sur un projet de création d’un café librairie et cela m’a permis de me rendre compte que finalement ce n’était pas vraiment ce dont j’avais envie, notamment parce que je reproduisais les contraintes horaires que j’avais au théâtre alors que je voulais pouvoir profiter de mes 2 enfants. J’ai donc laissé tomber ce projet et j’ai travaillé pour Entreprendre au féminin Bretagne.
Puis, en 2015, lors de la Cop 21, je suis tombée sur étude de l’ADEME qui disait que 80% des Français avaient compris que s’ils changeaient de comportement au quotidien cela aurait un impact positif sur l’environnement. Mais l’étude disait en conclusion qu’on ne notait pas de changement de comportement. Ça a été une sorte de choc, j’avais du temps à l’époque et je me suis dit que je pouvais aider les gens à passer à l’acte en vendant des produits locaux. J’étais déjà dans une Amap, je m’éclatais mais j’avais eu beaucoup de freins à y aller en me disant qu’il ne devait y avoir que des ultra écolos… avant de me rendre compte que c’était hyper sympa d’aller dans les fermes. Je crois dur comme fer que les gens veulent changer de comportements mais que changer c’est compliqué… Il faut donc proposer des solutions clef en main.
J’ai remarqué qu’il manquait à Lorient une solution correspondant aux usages courants – une sorte de Drive en ligne pour acheter des produits bio et Locaux. On me disait aussi que ce qui bloquait souvent les consommateurs dans les Amap par exemple c’était de ne pas avoir le choix des produits qui sont fournis dans les paniers. Je me suis aussi dit qu’ajouter la livraison faciliterait la démarche. Pour monter le projet, je me suis fait accompagner par un incubateur de projets d’économie sociale et solidaire et je me suis installée à la Colloc, un espace de travail collaboratif qui m’a permis d’avoir toujours du monde autour de moi car j’ai créé l’entreprise seule mais je préfère vivre en collectif. J’ai démarré Le Comptoir d’Ici en 2015 en mode entreprise test : j’ai contacté 4 entreprises en demandant à leurs responsables d’accepter que je livre les salariés sur leurs lieux de travail et le deal avec les salariés c’était qu’ils commandent régulièrement en me faisant des retours. C’était une expérience très enrichissante, j’ai un fonctionnement de tortue, j’ai besoin de temps pour mettre les choses en place.
Que rêvais-tu de faire quand tu étais enfant ?
Je crois que je n’ai jamais trop su, je n’ai pas l’impression de m’être projetée sur un métier. J’ai eu la chance d’avoir une scolarité facile et de pouvoir faire les études que je voulais. Je crois d’ailleurs que j’ai fait des études sans me poser la question d’un métier. Après un bac littéraire, j’ai fait Hypokhâgne et Khâgne. Puis je suis partie à Londres suivre un programme de droit avant de réaliser que ça n’était pas mon truc. J’ai arrêté et je suis revenue en fac d’histoire où j’ai écrit un mémoire d’histoire contemporaine sur les guerres en Yougoslavie avant de faire un DESS en géopolitique européenne. Dans mes études, j’ai toujours été intéressée par le fait d’apprendre et de comprendre.
Et dans mon travail actuel, ce qui me passionne c’est de comprendre comment les gens fonctionnent. Je me suis aussi toujours intéressé aux métiers de la culture. Après mes études, je suis partie à Hongkong et j’ai travaillé au Consulat Général de France au service culturel. Puis, en rentrant, je suis partie dans le développement durable avant de revenir à la culture au théâtre à Lorient. J’ai toujours fait des aller/retour entre culture et développement durable. Le point commun entre tout ça c’est que je crois que j’aime la position d’intermédiaire. C’est ce que je faisais au théâtre, c’est aussi ce que je fais pour Le Comptoir d’Ici en étant la passerelle entre les consommateurs et les producteurs.
Les clients choisissent et commandent les produits en ligne le mardi et les paniers sont livrés le jeudi. Comment s’organisent tes journées ? Cela semble être un véritable défi car il y a beaucoup de produits au choix sur le site dont des produits frais…
L’organisation commence le vendredi. Je contacte tous mes fournisseurs de produits frais pour savoir quel produits je peux proposer à la vente, ce qui me permet de mettre à jour le site. De temps en temps, il y a la contrainte du volume en bio. Cela m’a demandé un gros effort personnel mais il y a 6 mois j’ai pris la décision de compléter l’offre hyper locale avec un grossiste bio installé dans le Finistère qui me permet de proposer une variété attractive des produits même si mes petits producteurs proches n’ont pas le volume suffisant. Le message est avant tout local mais je propose d’autres produits comme des abricots l’été et des agrumes l’hiver même si ce n’est pas produit en Bretagne. Ils sont d’une qualité équivalente au reste de la sélection bien sûr et l’origine est indiquée. Au début j’étais très fermée, je ne voulais travailler qu’avec des fermes situées à 25 km maximum mais je me suis rendu compte que les gens avaient besoin de faire toutes leurs courses au même endroit si possible car ça leur permet de gagner du temps. Et l’ouverture du site à des produits de « là-bas » renforce l’attractivité des produits d’ « ici », que je vends mieux.
« Si les chefs d’entreprise prennent un abonnement pour que leurs salariés puissent se faire livrer leur propre commande sur le lieu de travail, ils leur facilitent la vie et véhiculent un message, une image positive. »
Le vendredi, j’envoie ensuite à mes clients la Newsletter avec 1 ou 2 idées de recette. Le mardi matin, on clôt les commandes pour permettre aux producteurs de bien s’organiser. Le jeudi matin, Marie, ma salariée, part faire la tournée des fermes et à son retour on a 3 heures pour peser et préparer toutes les commandes dans des sacs en kraft. On délègue par contre la livraison à une entreprise d’insertion de coursiers à vélo qui s’appelle “feel à vélo”. Ils livrent les clients soit à domicile, soit dans la dizaine de “points de retrait” que j’ai mis en place dans des commerces de proximité. Et Marie et moi nous occupons de la livraison dans les entreprises partenaires pour les salariés qui ont commandé. J’essaie de me décharger au fur et à mesure de l’opérationnel pour me concentrer sur le développement de l’offre et de l’activité. Les bases sont solides et on peut avancer. Mon objectif cette année est de motiver dans les entreprises et j’espère me développer avec elles. J’ai envie d’aller chercher leurs dirigeants sur leur rôle sur le territoire et vis-à-vis de leurs salariés, sans être moralisatrice bien sûr. Si les chefs d’entreprise prennent un abonnement pour que leurs salariés puissent se faire livrer leur propre commande sur le lieu de travail, ils leur facilitent la vie et véhiculent un message, une image positive. L’entreprise peut aussi commander des paniers de fruits pour la salle de pause ou des réunions, par exemple…
Quelles difficultés as-tu rencontrées dans la création de cette entreprise ?
Avant que je démarre Le Comptoir d’Ici, on m’avait prévenue que la difficulté dans le pays de Lorient c’est que la production du bio est au même niveau que sa consommation. La consommation augmente très vite et ce n’est pas facile de suivre pour la production, surtout pour les légumes. C’est donc dur d’avoir les volumes suffisants et d’anticiper, sachant que les légumes se plantent 4 ou 6 mois à l’avance. L’activité étant en développement, c’est compliqué d’avoir une visibilité sur nos besoins de produits à 6 mois, alors j’ai trouvé la solution provisoire du grossiste. Le réseau des producteurs était aussi difficile à construire. C’est pour ça qu’on fait nous- mêmes la tournée des fermes, pour que les producteurs n’aient pas à perdre du temps en livraison et en commercialisation. Grâce au Comptoir d’Ici, je veux agir sur le développement du bio sur le territoire, sur la qualité de vie, la qualité de l’eau… C’est ce que je veux expliquer aux chefs d’entreprises. Mais ça demande beaucoup de patience et j’apprends en faisant.
Qu’est-ce qui te plaît le plus dans ton métier et dans le fait d’être cheffe d’entreprise ?
Ce qui me plaît le plus c’est qu’à chaque fois que j’ai rencontré un problème, cela m’a permis de mettre en place une solution qui était mieux que mon idée de départ ! Au début, je prenais un problème comme un problème car ça venait remettre en cause ma décision initiale, mais finalement maintenant je me remets en cause, je consulte des gens et ça me permet d’avancer.
Qu’est-ce qui te fait envie aujourd’hui ?
Créer un projet de territoire avec Le Comptoir d’Ici et arriver à intégrer dans ce projet des gens qui normalement ne sont pas en lien. En novembre dernier, nous avons organisé une première soirée pour que les clients du Comptoir d’Ici puissent rencontrer les producteurs, autour des produits de fin d’année. Ça m’a vraiment donné envie d’organiser d’autres soirées Comptoir d’Ici pour permettre l’échange et la rencontre autour de la dégustation. Mes fournisseurs de bières et de whisky par exemple avaient une réflexion super aboutie sur leur démarche et leurs produits et je me suis dit que ça serait top qu’ils puissent la raconter de vive voix aux consommateurs. En fait, ce qui me passionne, ce sont les gens qui sont derrière les produits. Les producteurs étaient ravis de participer à la soirée et aussi de se rencontrer entre eux. En ce moment, je me demande quelle place et quelle valeur supplémentaire je peux donner aux producteurs dans Le Comptoir d’Ici.
Est-ce qu’il y a des femmes qui t’ont inspirée pour développer ce projet ?
Ado et jeune adulte, j’ai eu la chance de faire partie pendant pas mal d’années d’une association internationale fondée par la psychologue américaine Doris Allen et je me rends compte régulièrement de l’inspiration humaine que cette femme a été pour moi. En 1950, à la fin de la dernière guerre mondiale, après avoir discuté avec son petit garçon, Doris Allen s’est demandé ce qu’elle pouvait faire pour que la guerre ne se reproduise pas. Elle a décidé de créer le CISV, un principe de colo internationales qui a pour objectif de créer du lien et de la compréhension entre les individus de tous les pays et ainsi contribuer à la paix, par les enfants. J’ai par exemple été leader quand j’avais 20 ans, j’ai accompagné 4 enfants français dans un de ces camps internationaux au Japon avec 11 délégations comme la nôtre. Ça m’a apporté beaucoup en termes de construction, d’empowerment et de vision du monde.
Il y a aussi Linda de la ferme de Kerbastard à Bubry, un de nos fournisseurs du Comptoir d’Ici, que je trouve exceptionnelle. Elle était paysagiste et, avec son mari, ils ont décidé de créer une ferme à l’ancienne en élevant des vaches de races bretonnes, nourries à l’herbe, afin de produire des produits laitiers exceptionnels. Leurs lait, yaourt ou beurre sont par exemple sur les tables du chef étoilé Yannick Alléno, à la Maison Plisson à Paris.
Et puis il y a aussi ma fille de 13 ans qui est une inspiration quotidienne, elle écrit des romans policiers !
Y a-t’il des lectures qui t’ont particulièrement influencée et donné envie de travailler de cette façon ?
Oui. Il y a The Green nudge d’Eric Singler, qui parle du coup de pouce, du petit truc qui va permettre de déclencher des choses. Il s’agit par exemple du petit autocollant dans la pissotière qui permet que les hommes fixent l’autocollant et ne fassent pas pipi partout ! Voilà, et c’est essentiel en fait. J’ai souvent ça en tête pour essayer de trouver des petites solutions qui apportent beaucoup afin d’accélérer le changement d’habitudes.
Ton mot de la fin « nature » pour clore cette interview ?
La nature, il faut qu’elle soit joyeuse ! Aujourd’hui, ça passe par les enfants. Qu’est-ce qu’on leur transmet de la nature? A l’heure actuelle, c’est mon fils qui nous emmène en balade les weekends pour qu’on aille observer les oiseaux avec lui, il est passionné ! C’est important de se dire que la nature devient centrale pour la génération à qui on va donner les clefs. La nature est un être vivant, elle est très forte. J’aimerais qu’on change de regard, pas grand-chose : plutôt que de profiter de la nature, j’aime mieux me dire que je bénéficie de ses richesses.
Retrouvez Mathilde sur
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Crédit : Joanna Quélen
Par Estelle / Elles créent, Nature