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La Chronique Fauve

NOS PETITS TRAUMATISMES ET LE GRAND : HISTOIRES DE FEMMES

11 octobre 2018

Il y a tout juste un an, en octobre 2017, éclatait l’affaire Weinstein. A la suite de la parution d’un article du New York Times mettant en cause le célèbre producteur, de nombreuses femmes l’accusent de harcèlement et d’agressions sexuelles. Des actrices dénoncent alors l’omerta d’un milieu tolérant ce genre de comportements abusifs. L’actrice américaine Alyssa Milano commence à utiliser le hashtag #metoo permettant aux femmes de partager leur histoire. En France, la journaliste Sandra Muller poursuit le même objectif en lançant le hashtag #balancetonporc. De nombreux pays rejoignent ce raz-de-marée féminin et féministe permettant de faire un état des lieux des violences sexuelles et de libérer la parole.
Et pour chacune d’entre nous, la parole se libère.

Dans un curieux hasard, au moment où tant de femmes se décidaient à parler de leurs traumatismes, je redécouvrais moi-même mes propres « porcs », je prenais conscience de l’impact de traumatismes vécus quand j’étais une adolescente, puis une toute jeune femme dans le cadre d’une thérapie. Et je constatais l’ampleur des dégâts.

Il y a ces petites histoires dont on ne parle jamais tant elles font partie de notre quotidien. Les mains aux fesses, le sexe dur d’un inconnu que l’on sent collé derrière soi dans le RER, le type qui se masturbe à côté de nous dans une bibliothèque, celui qui nous suit dans la rue en nous traitant de salope. Sans que personne ne dise quoi que ce soit, n’arrête de marcher, de tapoter sur son téléphone, de lire son livre ou sa revue. Et sans que nous, filles, femmes, ne le racontions aux proches que nous retrouvons en rentrant chez nous, aux amis que nous rejoignons en quittant la bibliothèque, aux collègues que nous croisons en sortant du métro. Nous n’en parlons pas parce que ces agressions sont tristement ordinaires, parce que nous avons intégré cette violence.

Et il y a ces histoires plus graves, que je croyais moins banales, parce que de celles-là non plus on ne parle pas. Il y a ce professeur qui a vingt-trois ans de plus que moi qui m’emmène dans sa voiture au bord d’une rivière, j’ai 15 ans. Il y a cet homme encore plus vieux que je surprends à me regarder nue dans la douche. Il y a cet amant en qui j’ai confiance qui m’agresse physiquement. Il y a cet homme qui me force à avoir une relation avec lui parce que d’habitude je veux bien, mais là il y a son ami dans la pièce d’à côté et non, vraiment, je ne veux pas. Il y a ce garçon que j’ai laissé me violenter, verbalement et parfois physiquement, parce que je l’aimais, parce qu’il n’était pas toujours comme ça, parce qu’il m’avait coupée de tout. Il y a ces choses dont je me souvenais, et celles dont je ne me souvenais pas, parce que mon cerveau se protégeait, qui sont revenues, comme ça, dans le cabinet d’une psychologue. Il y a ces traumatismes que mon corps a encaissés, que ma mémoire a absorbés comme elle le pouvait, pas très bien visiblement puisque je me retrouve à vomir dans la rue après ces séances. Et j’ai envie d’en parler, avec des copines, des amies, et il y a tous ces #balancetonporc et ces #metoo qui ouvrent des portes pour chacune d’entre nous. Et j’apprends que l’une a été violée, que l’autre a été harcelée, et qu’une autre encore a été violée, et qu’une autre encore a été agressée, qu’il y avait bien plus grave que les agressions subies si souvent dans les espaces publics. Et c’est comme un nouveau fil qui se tisse, un secret terrible que l’on partage, imprimé sur nos peaux, ancré dans la mémoire, tout au fond de nous. Et je comprends que l’on ne s’était jamais dit tout ça parce que d’une manière ou d’une autre, malgré la différence de nos histoires et de nos parcours, on se sent toutes coupables, sales, on pense toutes plus ou moins consciemment qu’on avait dû faire quelque chose pour provoquer cette violence.

Il y a tous ces petits traumatismes, petits parce qu’ils sont tristement banals, petits parce qu’ils relèvent de la petitesse de ces hommes qui aujourd’hui voudraient qu’on se taise, parce que c’est un peu trop, qu’on en a assez dit, qu’on a eu nos semaines de #balancetonporc et de #metoo, et que maintenant il faut passer à autre chose. Il a tous ces petits traumatismes, qui peuvent être grands et terriblement violents, mais qui restent petits puisqu’ils nous concernent dans notre individualité et que nous sommes toutes des petits maillons de la féminité.

Et il y a le grand traumatisme, le traumatisme abyssal, celui que l’on se transmet, de génération en génération, de femme à femme, celui qui nous pousse à ne pas parler, à intérioriser, à ne même pas nous confier l’une à l’autre, parce que c’est comme ça, parce que ça a toujours été comme ça, parce que cela ne sert à rien, parce qu’on a honte, parce qu’on se sent coupable. Il y a ce grand traumatisme, produit de la somme de tous les petits traumatismes accumulés, qui nous paralyse, qui nous empêche, qui nous contraint. Il y a tous ces petits traumatismes que l’on a tus et qu’il faudrait s’habituer à dire à haute voix, dans l’espace public et dans nos intimités, si l’on veut reléguer au fond des siècles le grand traumatisme, si l’on veut que nos filles soient mieux armées et, enfin, plus libres.

Il y a tout juste un an l’affaire Weinstein mettait à jour des agressions tues, des secrets enfouis, des humiliations intégrées, qu’on intériorisait, dans nos corps de femmes, nos peaux de femmes, nos mémoires de femmes. Et depuis quelque chose a changé. Nous ne voulons plus nous sentir fragiles et coupables. Quelque chose de fauve, de féroce, une conscience accrue de notre devoir de dire, de raconter, d’expliquer s’est emparée de nous. Et nous ne nous tairons plus jamais.

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